[Malgré quelques désaccords (par exemple sur l’emploi du terme politique, l’absence des révoltes/insoumissions ou son enthousiasme un peu trop collectif à notre goût), Esquisses pour une critique du confinement a trouvé sa place ici.
…Parce qu’il affronte directement la question du confinement avec ses contradictions et absurdités ou comme instrument de pouvoir, sans se cacher derrière son petit doigt ni derrière les idéologies de juste milieu à la mode (genre « ni pour ni contre le confinement », « pour un confinement différent de celui de l’Etat », voire « restons chez nous en attendant le feu vert pour faire ceci ou cela, mais bon quand même, si les crève-la-faim du 93 ou du Liban l’envoient chier, on kiffe pour eux).
…Parce que « Finalement remettre en question le confinement est peut-être la manière la plus sérieuse de considérer la gravité de l’épidémie et de réfléchir aux moyens d’y parer. »
…Parce qu’ « Au vu de la situation environnementale et des formes de vie capitalistes, des coronavirus risquent fort de venir nous visiter tous les ans. Il nous faudra bien vivre avec eux et ne pas nous barricader chez nous à la moindre alerte. Le risque de la peur de la contagion, c’est la peur de la vie même. »
…Parce qu’ « Il s’agit de ne pas attendre ni la fin du confinement ni la fin du risque épidémique ordonnées par l’État. Il s’agit au contraire de trouver dès maintenant les manières d’y résister, collectivement, et individuellement. »]
Le fil sur lequel se tient l’entièreté de ce texte, c’est le confinement, comme réalité vécue et comme outil de pouvoir.
L’enjeu, l’ambition, n’est absolument pas de produire une réflexion sur la situation dans son ensemble – ce dont nous aurions été bien incapables, et encore moins dans un format comme celui-ci.
« Variations sur le confinement » aurait pu constituer un autre titre.
Esquisses pour une critique du confinement
Confinement : n.m. Fait d’être retiré, enfermé dans des limites étroites. Maintien d’un être vivant dans un milieu de volume restreint et clos.
Syn. « réclusion ».
Un tableau ubuesque
Le confinement généralisé a été décrété du jour au lendemain. Mot inconnu, pratique étrange quelques jours auparavant, le confinement s’est imposé comme une évidence, sans aucune remise en cause corporelle ni théorique. Depuis, l’obéissance est générale.
La rhétorique de la guerre. C’est la forme que choisit le pouvoir pour faire appel à l’effort national. Il fait du personnel soignant ses nouveaux soldats, applaudis chaque soir par celles et ceux qui ne sont pas au front. L’État semble découvrir les conditions lamentables dans lesquelles sont tenues de travailler ces infirmières tout à coup glorifiées. Il supplie l’hôpital de tenir la main de la police pour sauver la Nation. La Nation, cette vieille idée que l’on espérait morte et enterrée. Le tour de force est remarquable ; dans la grande pièce nationale, chacun tient son rôle.
L’État met en scène les discours médicaux pour légitimer son gouvernement. Jusqu’à nouvel ordre, nous n’obéirions donc plus aux hommes politiques mais aux ordonnances médicales agencées par le pouvoir. Face à l’alarme sanitaire et à la dépossession du savoir scientifique, nous n’avons d’autre choix que de nous en remettre aux prescriptions du gouvernement. La peur au ventre, on manifeste à sa fenêtre, pour demander que le personnel soignant soit aussi bien armé que les policiers ; on s’indigne face aux politiques libérales de dislocation de l’hôpital public ; on en appelle à un État plus fort, un État qui enfin prendrait ses responsabilités ; on voudrait remplacer les mauvais politiciens par de bons médecins… Ce sont les seules revendications qui arrivent à émerger dans cette situation de pacification tendue. Démunis, c’est comme si l’arrivée du coronavirus nous avait ôté tout raisonnement critique face à la domination absolue de l’État. L’ordre du confinement est bien gardé.
Pourtant, le confinement à la sauce de l’État ne répond pas à l’exigence médicale préconisée. D’autres l’ont bien montré, les injonctions qui structurent le confinement n’ont aucun sens pratique. Absurdité et incohérence, voilà les sentiments qui nous prennent lorsque l’on sait que l’on doit aller travailler à la centrale Amazon mais qu’il est défendu de se promener sur la plage, ou lorsque l’on voit les grandes surfaces fonctionner à plein régime et les marchés à ciel ouvert interdits de se tenir. La liste des contradictions est longue…
Finalement, cette déraison prend tout son sens si l’on comprend que le seul impératif qui motive ces règles de conduite est le maintien d’un contrat social libéral, qui doit jongler entre logiques sanitaires et intérêts économiques. Il s’agit à la fois de laisser le temps et la possibilité au capitalisme de s’adapter et de laisser une relative liberté au citoyen de consommer comme bon lui semble ; et à la fois de préserver l’apparence d’un « État providence » qui ne laisse pas ses sujets mourir dans la rue, comme ailleurs on a pu le voir.
La mondialisation du confinement et son exécution identique sur la moitié de la population de la Terre renforce encore l’absurdité de cet outil. Le confinement est un produit destiné aux sociétés complètement rationalisées par l’économie et déjà préparées à la séparation des individus. L’application du confinement dans des villes ou des territoires où l’économie n’a pas normalisé tous les espaces et toutes les interactions est impossible sans recours à l’ultra-violence. Ainsi au 20 avril, au Nigeria, le Covid-19 a tué 12 personnes à l’hôpital, la police en a tué 18 dans la rue pour non respect du confinement. Toutes proportions gardées, la violence du confinement est néanmoins partout et la police se défoule dans les quartiers des grandes villes de France.
À la violence et à la peur de la répression s’accompagne le désarroi dans lequel chacun est plongé tant à l’échelle individuelle que collective. L’espace est complètement réduit, complètement vide. Le confinement nous ouvre le temps, le néant qu’il produit nous en prive. Nos journées sont creuses et nous n’avons prise sur rien. Le temps s’étale et nous échappe à la fois. Apathie, ennui, égo-centrisme décuplé, peur d’être empoisonné par autrui, perte de repères, approfondissement des solitudes… c’est tout un environnement affectif et sensible qui est dissous par l’injonction à rester chez soi.
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S’approprier le danger
Il ne s’agit ni d’oublier les innombrables morts du Covid, ni de nier les conditions infernales dans lesquelles les malades sont soignés, ni d’affirmer bien sûr qu’il ne faut rien faire face à la maladie et à sa propagation. Seulement, le confinement ressemble à s’y méprendre à la prescription d’une forte dose d’antibiotiques à spectre large. L’antibiotique en effet tue la bactérie nocive mais dévaste tout par ailleurs. Il peut s’avérer nécessaire dans certains cas, mais tout le monde sait qu’il n’est plus automatique, et que la réparation suite à de tels traitements peut parfois être longue et pénible. La question est alors la suivante : comment répondre à la maladie sans tuer le vivant ?
Si le danger biologique est bien réel, l’enjeu est de ne pas se retrouver terrassé par la peur du virus et de sa diffusion. Mais pour cela, encore faudrait-il que l’on soit en mesure de comprendre la maladie, de cerner les conditions de sa transmission et ses capacités meurtrières. S’approprier les informations transmises par voie médiatique et produites par la frange des institutions médicales et scientifiques inféodées au pouvoir semble le seul moyen – certes insatisfaisant – de construire nos propres pratiques pour faire face au risque épidémique. Car le Covid-19 n’est pas la peste, et il semble possible de trouver des manières de vivre – et non de survivre – avec l’épidémie.
À nous donc de produire nos propres règles sanitaires pour nous protéger et protéger les autres, à commencer par les personnes vulnérables : trouver nos propres « gestes barrière » et les respecter avec sérieux ; nous voir, discuter, réfléchir ensemble ; déterminer les activités à réduire, à arrêter, à poursuivre… le début d’une liste de préoccupations à appréhender et d’applications à concrétiser. Tout ceci, à l’échelle de collectifs ou de groupes singuliers, en fonction de leurs formes, leurs contraintes et des enjeux qui les animent.
Finalement remettre en question le confinement est peut-être la manière la plus sérieuse de considérer la gravité de l’épidémie et de réfléchir aux moyens d’y parer. C’est en se confrontant au virus qu’on développe une intelligence de la situation ; c’est comme si respecter sans le questionner le confinement rendait idiot face au danger.
Il est primordial de s’approprier les manières de faire face à une épidémie. Au vu de la situation environnementale et des formes de vie capitalistes, des coronavirus risquent fort de venir nous visiter tous les ans. Il nous faudra bien vivre avec eux et ne pas nous barricader chez nous à la moindre alerte. Le risque de la peur de la contagion, c’est la peur de la vie même. Soyons inconfinables !
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Un instrument de pouvoir
Assignation à résidence généralisée, le confinement répond davantage à des logiques de pouvoir qu’à des logiques philanthropiques de santé publique. Il devient l’outil privilégié du rêve politique de l’État en situation d’épidémie de coronavirus. Ce rêve, il faudrait pouvoir le décrire précisément. Mais ses contours sont encore flous, et à tout moment ses bordures peuvent se redessiner. Il est néanmoins possible d’affirmer que contrôle et discipline en sont les deux personnages principaux.
La période actuelle ne signe pas une rupture stricte avec un quelconque monde d’avant fantasmé, elle accélère plutôt des processus déjà enclenchés. Le confinement, en tant qu’outil de pouvoir, creuse la séparation entre les individus, renforce le primat de la santé et du médical, confirme la dépolitisation des espaces publics et la primauté des espaces privés, donne une belle occasion pour le législateur de réduire les libertés publiques, poursuit l’intrication des moyens cybernétiques et policiers, permet à l’économie de se reconfigurer une nouvelle fois.
Les pratiques habituelles de maintien de l’ordre ne suffisent pas à expliquer le succès du confinement. C’est bien davantage parce que la règle est intégrée et l’auto-contrôle général que nous restons chez nous. Le phénomène d’épidémie mortelle ne peut générer que de l’obéissance. La peur généralisée de perdre sa vie fait de la seule solution proposée la seule solution envisageable.
Si l’épidémie est une crise, les moyens imposés pour y faire face semblent calibrés pour s’inscrire dans le temps. Autant que les virus reviendront, le confinement sera remis en place à la moindre occasion. Il n’y aucune raison que l’État ne réutilise pas l’outil tant il lui a permis de régir facilement de manière inconditionnelle nos vies. Et ça, le pouvoir même devait en douter avant cette année. Mais peut-être n’aurons-nous pas besoin d’attendre un nouveau virus pour que la logique du confinement, quelque forme qu’elle prenne, s’intègre au plus profond de notre quotidien.
Rappelons-nous le surgissement des Gilets Jaunes, ce « profond et brusque mouvement de déconfinement de la société française, un moment historique où des mondes intérieurs qui n’étaient plus sortis, ne s’étaient plus croisés depuis des années, ont soudain décidé de se rejoindre dans un nouvel espace commun, en dehors des cadres et normes qui régulaient normalement leurs interactions sociales confinées ». La tendance était alors à percer l’ordre établi de la séparation et de l’enfermement. Une année a passé, et c’est comme si nous prenions désormais le chemin inverse, celui du retour à la maison.
Rester chez soi. Y goûter le confort adéquat. Y trouver de quoi rendre la situation vivable… Rester chez soi, c’est toujours réaliser – même à son insu – le paradigme absolu de l’économie, l’administration de la maison. Oikos, la maison ; et nomos, la gestion, voilà comment l’économie considère sa raison d’être. Confortablement confinés, nous invitons plus que jamais l’économie, sa rationalisation, ses contrôles, dans nos intérieurs. Le télétravail comme norme à venir c’est le stéréotype de la vie à domicile. Et l’économie libérale, avec ses flux de marchandises et de capitaux, se satisfera tout à fait de sujets consommateurs et gestionnaires de leurs domiciles. Au plus, l’économie trouvera là l’occasion d’une petite reconfiguration : moins de restaurants, plus de livreurs.
Finalement, avec le confinement, le fossé se creuse entre deux dimensions, pourtant inséparables, de ce qui constitue la vie. D’un côté, notre vie biologique, nue ; de l’autre, notre vie collective, mise en partage. Mais là, il apparaît clairement que le pouvoir fait le choix de circonscrire nos existences à ce qu’elles ont de biologique, pour préparer nos corps à un configuration toujours plus pacifiée et quadrillée de la société. C’est notre survie qui est en jeu, et c’est pour notre bonne santé que le confinement annule le collectif. Peu importe ce que l’on peut en penser, peu importe que cela relègue au second plan nos existences politiques. Ce processus, encore une fois, n’est pas nouveau. Le confinement ne fait que l’accélérer, c’est l’intérêt ultime du pouvoir – ses contrôles ses disciplines – que de le maintenir.
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Prendre du souffle
Nous pensions tous que le confinement aurait un début et une fin. Nous savons maintenant que c’était un leurre. Le confinement perdurera, sous d’autres formes. Le déconfinement tel qu’il semble prévu par l’État ne sera pas la fin du confinement mais sa continuité. « Rien ne sera plus comme avant, et avant longtemps », de la bouche même d’un de ses hauts-lieutenant. Nous ne sommes donc qu’au début d’une longue période de mutation de la gouvernementalité, dont la larve est connue, mais dont nous ne pouvons pour le moment que pressentir les formes et l’étendue de ce qu’elle deviendra.
Alors, comment prendre la mesure de ce qui va changer de manière durable ? Comment comprendre que cette situation impactera sur toute activité politique et de quelles manières ?
Envisager des réponses nécessitera de trouver comment sortir de chez soi, et vite. Il s’agit de ne pas attendre ni la fin du confinement ni la fin du risque épidémique ordonnées par l’État. Il s’agit au contraire de trouver dès maintenant les manières d’y résister, collectivement, et individuellement. Individuellement d’abord pour conjurer la possibilité de s’habituer aux logiques du confinement, voire d’y prendre goût ; collectivement ensuite pour contrecarrer les dispositifs de séparation et d’isolement en ayant des perspectives politiques dans un monde qui les cantonne toujours plus.
Aucune fin à attendre ; des tas de solitudes à conjurer par l’enthousiasme du collectif ; autant d’espaces pacifiés et confinés à enflammer… et mille autres choses à réactiver ou à inventer pour arrêter cette mécanique qui fait que nous sommes sans arrêt apathiques et terrassés.
[Quatre pages reçu par mail le 28 avril 2020]