« Les maladies infectieuses sont un sujet triste et terrible, bien sûr, mais dans des conditions ordinaires ce sont des événements naturels, comme un lion dévorant un gnou ou un hibou saisissant une souris »
David Quammen, Spillover, 2012
On peut dire la même chose d’une pandémie. Si un micro-organisme est capable de tuer n’importe où, ce n’est pas parce que la nature est si méchante et doit donc être domestiquée par la science qui est gentille. Prenons par exemple le coronavirus : l’organisation sociale dominante l’a d’abord créé (avec la déforestation et l’urbanisation), puis elle l’a diffusé à travers toute la planète (avec la circulation aérienne et la concentration de population), et elle en a enfin aggravé les effets (avec le manque de moyens adéquats pour les soigner et la concentration des personnes les plus prédisposées et sensibles à la contagion, transformées en cobayes des thérapies les plus disparates administrées selon des critères discutables). En tenant compte de cela, il devrait être clair que la meilleure façon de freiner le plus possible l’apparition d’un mauvais virus – l’éviter étant aussi prétentieux qu’éviter un ouragan, vu que le corps humain est rempli en permanence de virus et de bactéries en tout genre – est de subvertir de fond en comble le monde dans lequel nous vivons, afin de le rendre moins propice au développement des épidémies. Tandis que la meilleure façon d’éviter une éventuelle infection est de renforcer le système immunitaire.
Il s’agit d’une double prévention, sur le milieu en général et sur les corps particuliers, qui ne rencontre pourtant pas les faveurs. La première parce qu’elle implique une transformation sociale jugée utopique puisque trop radicale, la seconde parce que c’est une intervention biologique considérée insuffisante puisque trop individuelle. Des remèdes trop vagues et lointains, surtout gâtés par un vice fondamental : ils ne sont pas applicables par un État auquel on a confié la charge d’alléger la fatigue de vivre. En somme, des mesures pas très pragmatiques et qui ne peuvent pas être revendiquées à ceux qui sont en haut. Rien à voir avec l’amélioration des services de santé ou l’invention d’un vaccin, remèdes aujourd’hui implorés à grand voix de toutes parts.
Dans notre univers mental à sens unique, la question de la santé est comme toutes les autres, elle oscille entre les deux couloirs de la voie royale tenue pour évidente et obligée : secteur public géré par l’État ou secteur privé géré par des entreprises ? Puisque le second est réservé aux riches, c’est du premier que la très grande majorité des personnes attend urgemment le salut. Tertium non datur, auraient dit les latins (en chœur avec ceux qui accusent les critiques du système hospitalier de faire le jeu des cliniques de luxe). Mais vu que cette voie royale est celle prônée par la domination et par le profit, ce n’est certainement pas en privilégiant un couloir plutôt qu’un autre qu’il sera possible de changer une situation qui résulte de l’exercice de la domination et de la quête du profit.
Voilà pourquoi il est nécessaire de dissiper l’aura d’inéluctabilité qui sert de bouclier à cette société, en empêchant d’entrevoir d’autres possibilités. Mais on rencontre alors une difficulté supplémentaire. Quand et comment sortir de la route pour explorer d’autres sentiers, si lorsqu’on jouit d’une bonne santé on ne pense jamais à la maladie, tandis que lorsqu’on est malade on ne pense qu’à comment être guéris le plus rapidement possible ? Et comment y parvenir sans mettre en cause non seulement l’institution médicale, mais aussi le concept même de santé, ainsi que le sens de la souffrance, de la maladie et de la mort ?
Pensons par exemple à la façon dont ceux qui osent observer que la mort fait partie de la vie, en particulier une fois quatre-vingt ans passés, sont taxés de cynisme malthusien (par qui, par les aspirants à l’immortalité transhumaniste ?). Ou pensons aux considérations formulées en son temps par Ivan Illich dans sa Némésis médicale. Si aujourd’hui, en pleine psychose de pandémie, ce critique certainement pas soupçonnable d’extrémisme anarchiste était encore vivant et qu’il tentait de faire l’une de ses interventions, il serait lynché d’abord sur la place virtuelle, puis sur celle du réel. Face à un public gardant ses distances et muni de ses dispositifs de protection aseptiques, attendant de façon spasmodique un vaccin salvateur, vous imaginez si quelqu’un commençait à défendre qu’ « une société qui réduirait l’intervention de professionnels au minimum serait la plus favorable à la santé », ou que « le vrai miracle médical moderne est diabolique : il consiste en ce que non seulement des individus mais des populations entières survivent à un niveau sous-humain de santé personnelle », ou que « dans les pays développés, l’obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant… Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine », en concluant peut-être avec cette prière « Ne nous laissez point succomber au diagnostic, mais délivrez-nous des maux de la santé » ?
De telles affirmations, dans des jours hystériques comme ceux que nous traversons, sembleraient au moins de mauvais goût, y compris pour certains militants révolutionnaires, réduits à attribuer à un État capitaliste la tâche de vaincre un virus capitaliste, ou à passer du rugissement la liberté ou la mort ! au miaulement la quarantaine et la survie ! Mais l’autonomie tant convoitée que l’on voudrait atteindre en en finissant avec toutes les dépendances, peut-elle jamais renoncer à ses intentions devant le corps humain, à sa vie comme à sa mort ?
[traduit de l’italien de finimondo, 4 mai 2020]